La plupart des écrivains considèrent leur propre imagination comme bien mystérieuse. Pour certains, elle coule de source et se renouvelle constamment; pour d’autres, elle demeure active pendant un nombre limité d’années, puis s’assèche; pour d’autres encore, elle est une matière plutôt rare qui les force à prendre leur vie comme principal sujet de leur œuvre, sous toutes ses facettes et dans ses aspérités. Dans tous les cas, je crois, elle est un miroir qui ne montrerait jamais l’image exacte et attendue de soi qui devrait pourtant apparaître.
L’imagination est aussi une compagne capricieuse, indispensable dans mon cas, qui dicte sa ligne de conduite plutôt que de se soumettre tranquillement aux désirs de l’auteur. Sa voix dérange, obsède même, elle ordonne et demande des comptes. L’imagination s’accommode mal des contingences de la vie : elle kidnappe notre attention, nous transforme en lunatique et, lorsqu’on choisit de lui accorder l’attention qu’elle demande, elle nous rend moins productif, plus maladroit dans les tâches quotidiennes. Elle impose sa cadence et m’a fait comprendre que je ne gagne rien à lui résister.
Avec le temps, j’ai appris à la connaître, ce qui n’a pas été facile. Chaque livre qu’elle me permet d’écrire suit le même processus. Au départ, une ébauche d’histoire surgit à un moment inattendu. L’idée même du récit apparaît avec une brutalité et une sorte d’évidence qui ne cessent de me surprendre. J’ai décrit cette expérience dans un de mes romans, L’inconnue : « Rien de plus mystérieux que la naissance de certaines de nos idées. Elles explosent dans nos têtes à même une forme de néant comme un big bang microscopique. Impossible d’expliquer leur apparition, d’en retracer le cheminement. J’étais dans la plus grande incapacité d’inventer quoi que ce soit. Et voilà! Quelques secondes plus tard, je savais tout. »
Comme un sujet de roman ou de nouvelle ne survient pas au moment où je le désire, il me faut nécessairement le remiser : d’autres travaux sont à terminer et les occupations de la vie de tous les jours nécessitent toute mon énergie. De toute façon, le sujet qui s’impose est encore trop chétif pour nourrir une véritable histoire, surtout un roman élaboré, avec ses propres règles et un propos convaincant soutenu par une solide colonne vertébrale.
Le travail de l’imagination
Cette histoire sagement rangée est aussi semblable à une plante. Elle grandit d’elle-même, développe de nouvelles branches. L’imagination travaille lentement, jour et nuit, à pas de tortue, et donne une consistance à l’histoire qui demandera avec toujours plus d’insistance qu’on l’écrive. Pour moi, l’écriture d’un roman n’est pas un projet, mais un appel. Si les occupations de ma vie m’empêchent d’y répondre, ou d’autres contraintes qui affectent les auteurs, comme le découragement ou l’absence de confiance en soi, je deviens malheureux, en manque d’accomplissement, l’esprit tiraillé.
Puis vient le moment où je me lance enfin. Les premiers paragraphes ont tourné dans ma tête depuis longtemps, les premiers mots sont propulsés sur la page, enfin libérés, comme poussés par un puissant torrent. Après quelques pages d’écriture furieuse, tout se calme : le torrent se transforme en eau presque stagnante et arrive la grande interrogation : aurai-je la matière pour poursuivre ce récit jusqu’à son aboutissement?
Certaines balises sont pourtant bien placées. Je ne commence pas un récit sans avoir une idée précise de la fin. Seulement, entre le point A du début enthousiaste et le point B de la conclusion inévitable, d’innombrables cheminements sont possibles. Commence alors le véritable travail d’écriture, un labeur régulier; il me faut prendre le râteau et secouer une terre rugueuse. Il s’agit aussi du moment où le dialogue avec mon imagination, que je pousse dans ses derniers retranchements, devient le plus riche et le plus inattendu.
J’aime comparer mon imagination à un grand sac. Lorsque je commence à travailler, le sac est bien rempli et les phrases coulent sur le papier avec aisance. Puis après une heure ou deux, rien ne va plus. Mes idées sont à sec. Je n’arrive plus à résoudre les problèmes que me pose l’intrigue, à trouver les bonnes formulations, à sortir mes personnages du pétrin. J’ai appris à ne pas m’obstiner. Il ne sert à rien de rester devant la page pour essayer d’avancer. Le sac est vide, il ne me livrera plus rien. Alors je pars, je m’occupe autrement, je vaque à différentes occupations. Dans les cas graves, j’entreprends une longue promenade.
Pendant ce temps, mon imagination accomplit à nouveau son travail. Elle remplit le sac d’idées nouvelles et de phrases justes. Et cela sans effort, aussi naturellement que la respiration. Si bien que lorsque je me remets à écrire, tout semble se résoudre, les mots me reviennent de même que des idées séduisantes pour moi. Je ne m’explique pas pourquoi tout m’apparaissait tellement bloqué. Je dois le dire : tant que je ne cherche pas à forcer mon imagination, écrire demeure facile pour moi.
Entre Proust et Kafka
Je ne choisis pas les lieux où me mène mon imagination. En la matière, je considère que les auteurs ont tendance à se situer entre Marcel Proust et Franz Kafka, qui ont vécu à la même époque, sur le même continent, et sont considérés parmi les plus grands écrivains du XXe siècle, mais qui ont fait un usage très différent de leur imagination.
Proust nourrissait son travail d’une observation méticuleuse, voire obsessionnelle, de ses contemporains. Au moment de l’écriture, il créait de savants mélanges, de multiples transpositions, donnant à ses personnages ce qu’il a vu chez des modèles parfois reconnaissables, parfois plus difficiles à identifier. Complice, il laissait entendre à ses lecteurs que ses créations plus vraies que nature n’étaient jamais très loin du monde réel et qu’à travers elles, il nous aidait à comprendre la vie et la complexité de nos perceptions. Son imagination visait surtout à styliser l’ambitieuse mise en œuvre de ses observations.
Les romans de Kafka enchaînent les folles péripéties d’un rêve – ou d’un cauchemar, le plus souvent. L’auteur laissait voguer sans contraintes son imagination. Ses personnages se perdent dans un parcours labyrinthique et insensé qui nous touche parce que dans notre déraison, et victimes de nos phobies, il nous arrive de nous inventer de semblables angoisses. Ses histoires se déroulent sans attaches avec une réalité trop concrète, sinon par le biais peu contraignant et flou de la fable. C’est, par exemple, sans avoir visité les États-Unis que Kafka a écrit L’Amérique, parce qu’une connaissance réelle de ce pays ne lui aurait rien apporté de plus.
Entre Proust et Kafka, une importante marge de manœuvre existe et l’écrivain peut soit laisser vagabonder son imagination, soit lui mettre des brides afin de mieux cerner la réalité immédiate.
Si j’avais le choix, je déciderais probablement de me lancer dans l’invention d’univers très imaginatifs, comme Kafka. Les prouesses des artistes à l’univers délirant, tels Jérôme Bosch en peinture, Fellini au cinéma, Gabriel García Márquez en littérature – pour n’en nommer que quelques-uns – m’ont toujours grandement fasciné. S’évader des contraintes de la réalité, grossir le trait, offrir un portrait inattendu du monde par de puissantes allégories demeurent d’excellentes stimulations pour l’intelligence. Trop d’angles de compréhension échappent encore au réalisme le plus adroit et le plus rigoureux.
Les limites de mon imagination ne m’entraînent cependant pas à faire de ma vie et des gens de mon entourage le sujet de mes livres. Tout ne s’ordonne pas autour de moi de manière à inspirer des intrigues de romans et, même si c’était le cas, une réserve pudique et la nécessité de préserver mes proches des regards scrutateurs des lecteurs ne me le permettraient pas. Heureusement, mon imagination est un bon guide pour m’empêcher d’avoir recours à ce procédé si jamais l’envie me venait.
En alchimiste ingénieuse, elle mélange les ingrédients les plus divers, brouille les pistes, fait constamment appel à d’innombrables observations que j’accumule presque malgré moi ainsi qu’à ma mémoire, pour débusquer des souvenirs enfouis qu’elle transforme à sa guise. Elle ne décolle pas de la réalité mais me plonge dans toutes sortes de vies qui ne sont pas la mienne. Elle m’a fait connaître des castrats, des gens d’affaires, des policiers, des chorégraphes, des prostituées, des victimes des camps nazis, des pharmaciens, des boxeurs, des don Juan, des femmes et des hommes au destin tourmenté dont j’ai usurpé le cerveau le temps de quelques mensonges qui disent la vérité.
Et je lui en suis grandement reconnaissant. Ses histoires singulières, foisonnantes, dont je me fais l’humble messager, et les romans parfois volumineux qui en découlent choquent, étonnent et dérangent parfois, refusant un peu trop certains attirails pour plaire. Mais mon imagination me nourrit sans cesse et ne semble toujours pas se tarir. Je sens – et j’espère – qu’elle restera encore auprès de moi pour me surprendre et me stimuler pendant de longues années.
Bonjour, vous avez écrit : « Elles explosent dans nos têtes à même une forme de néant comme un big bang microscopique. »
C’est dommage d’en arriver toujours à cet horizon tout tracé mais qui ne correspond pas à aucune réalité existentielle. Sinon, sans ces limites que l’on impose à l’esprit, théories à saveurs matérialiste et atomiste, nous resterions plus objectifs et capables de déchiffrer et de lire les signes nous permettant de retracer plus facilement l’origine des choses. Mais nous sommes tellement éblouis, comme des enfants, par les découvertes de la science, qui a toujours été incapable en fait d’expliquer ces choses subtiles concernant la mémoire et le pourquoi des réalités, tels les nouveaux nés venant au monde infirmes, sans raison apparente, que nous abdiquons à la possibilité d’avoir des réponses, comme si elles n’existaient tout simplement pas, et que seule la science pourrait les fournir, dans le futur.