La commission Charbonneau contre la corruption

image3Les révélations de la commission Charbonneau sur la corruption à Montréal surprennent par leur ampleur. Plusieurs faits dévoilés dans les médias, entre autres l’affaire des compteurs d’eau, laissaient entendre que le problème était bien réel. Mais les témoins entendus ont expliqué à la fois les mécanismes de cette corruption et à quel point cette dernière était solidement implantée.

Il semble clair que la commission Charbonneau a permis d’importantes avancées dans la lutte contre ce mal. Il ne sera plus possible à court terme de reprendre les mêmes magouilles que celles révélées par les témoins, de tricher aussi systématiquement. Des réseaux ont été mis à jour, des individus dénoncés. Le sujet deviendra vraisemblablement le principal enjeu de la prochaine campagne municipale. Certaines mesures et réglementations seront adoptées pour éviter la collusion.

Le défi sera d’agir à long terme. La corruption peut aisément ressembler au crime organisé, à laquelle elle est liée : elle agit comme un mal inéluctable qui trouve toujours sa voie, en dépit des barrages que l’on dresse. Elle disparaît un jour, après avoir été exposée publiquement, puis trace de nouveaux chemins, contourne les lois, établit de nouveaux réseaux, grandit en secret jusqu’à ce que des révélations viennent mettre la lumière sur des pratiques inédites. Ainsi, il sera difficile d’avancer pour de bon dans la lutte contre la corruption sans remettre en question notre type d’administration municipale, le recours toujours plus grand aux appels d’offres et les coupes dans la fonction publique.

Les confessions d’un ingénieur corrompu

L’un des principaux témoins de la commission Charbonneau, Luc Leclerc, a révélé, avec un mélange de bravades et de candeur malsaine, d’importantes failles lorsqu’on lui a demandé pourquoi il s’était si aisément laissé corrompre. Il associe directement sa vulnérabilité à des coupes budgétaires dans les municipalités.

Ces coupes ont affecté les systèmes de contrôle : « Au début de ma carrière, je voyais régulièrement des vérificateurs. Mais à un moment, je ne sais pas pourquoi, les vérifications ont cessé. Disons que ça donne confiance quand on sait qu’il n’y a plus personne pour passer derrière. On se sent plus à l’aise. » Il s’est aussi interrogé sur la valorisation de son travail lorsqu’il a vu son salaire, au départ plus élevé que dans le privé, devenir nettement plus bas. Il a ajouté que le nombre peu élevé d’ingénieurs les mettait en contact permanent avec les entrepreneurs. Il est ainsi devenu à ses yeux « de la pâte à modeler facile pour les entrepreneurs qui voulaient nous corrompre  ».

Luc Leclerc n’est certes pas un modèle et les ingénieurs n’accordent pas tous la même importance symbolique à leur salaire. Mais il semble évident, même pour lui, qu’on envoie un signal important en ployant le secteur public sous des coupes régulières, comme s’il s’agissait de gras inutile dont il fait bon de se débarrasser. Il faut pourtant être bien conscient de ces choix. Se priver de l’expertise d’ingénieurs qualifiés et en nombre suffisant ne permet plus d’évaluer efficacement, dans l’intérêt public, la qualité des soumissions de la part des entrepreneurs. Avec les ententes en partenariat public privé (PPP), la situation se complique en raison de la complexité des contrats.

Une fonction publique réduite, incapable d’inspecter efficacement les travaux – ce qu’on a pu vérifier avec l’effondrement du viaduc de la Concorde à Laval –, parce que des gouvernements successifs cherchent constamment à diminuer les coûts d’administration, ne fait pas de réelles économies : le coût de la corruption est à plusieurs niveaux plus élevé que les économies réalisées en sabrant le budget des villes. La commission Charbonneau, comme d’autres l’ont fait auparavant, remet donc en question les choix faits par les gouvernements au cours des vingt-cinq dernières années, en se conformant aux principes de gestion néolibéraux.

L’avenir : plus de libre-échange, plus de sous-traitance

Le gouvernement conservateur, avec la complicité du Parti québécois et des libéraux avant lui, cherche à nous entraîner dans de nouveaux accords de libre-échange, entre autres dans l’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne. L’une des conditions imposées par l’Europe pour entreprendre les négociations était une ouverture plus grande des marchés publics des provinces et des villes, jusqu’ici non assujettis aux accords commerciaux.

Les grandes compagnies européennes, telles Veolia et Suez, tiennent à offrir leurs services aux municipalités du Québec et du Canada. Ces services sont variés. Ainsi une compagnie comme Veolia gère l’eau, la collecte des ordures, le nettoyage, les transports. Elle peut même tout offrir en bloc à une municipalité, qui délègue ainsi une part importante de ses services à une seule entreprise privée.

Les défenseurs du libre-échange assurent que l’ouverture des marchés publics à la concurrence internationale rendra le processus plus transparent, avec des fournisseurs plus variés, ce qui limitera la corruption. L’ex-ministre Monique Jérome-Forget a aussi fait une sortie publique affirmant que les PPP sauvaient de la fraude et des dépassements de coûts.

On peut sérieusement en douter. Comment une fonction publique affaiblie pourra-t-elle faire face à de grandes entreprises expertes dans les appels d’offres, en position d’oligopole, qui se trouveront dans une situation idéale pour développer la collusion ? Comme l’avance le Réseau québécois pour l’intégration continentale (RQIC) dans des recommandations sur l’AÉCG adressées au ministre Jean-François Lisée : « Plusieurs études démontrent d’ailleurs, sans compter les scandales qui se multiplient au niveau international, que les multinationales étrangères sont hautement susceptibles d’activités de collusion. » Au Québec, par exemple, Veolia est au cœur du cartel de l’égout dont le but est de faire hausser les prix, comme l’a révélé la revue Les Affaires en novembre 2011. Quant aux PPP, de nombreux cas ont démontré qu’ils ne protégeaient en rien ni de la fraude, ni des dépassements de coûts, comme on a pu le vérifier, entre autres, avec l’Îlot Voyageur à l’UQAM.

On peut aisément imaginer qu’après la conclusion d’un accord comme l’AÉCG, les pressions seront particulièrement fortes pour multiplier les appels d’offres dans plusieurs secteurs d’activité. D’après des informations données par le négociateur en chef du Québec, Pierre-Marc Johnson, les seuils pour ouvrir les marchés publics seront très bas : 320 000 $ pour l’approvisionnement en biens et services et 7 millions $ pour la construction. Dans sa grande sagesse, l’AÉCG interdit aux autorités de diviser les contrats publics, ce qui aurait permis d’en exclure des règles de l’accord. La chasse aux appels d’offres sera donc lancée et avec l’obligation de prendre le plus bas soumissionnaire et l’interdiction de discriminer en faveur de nos entreprises. On ne pourra donc pas choisir en fonction de la qualité ou des retombées avantageuses pour l’économie locale.

L’expérience norvégienne

Permettre à des multinationales étrangères de faire concurrence à nos entreprises pour l’obtention des contrats publics ne semble donc pas une bonne solution. Le plus simple semble un retour à des services publics efficaces administrés par la municipalité et à une nette réduction des appels d’offres. Une municipalité qui fournit autant que possible ses propres services n’attire plus les vautours et les escrocs. Ses comptes ouverts au public se vérifient aisément et les magouilles peuvent être vite dévoilées. La mission de service public assure une certaine qualité ; par contre, des services publics inadéquats peuvent entraîner la défaite électorale du parti qui n’est pas arrivé à les offrir correctement.

L’exemple de la Norvège est en ce sens édifiant. Devant les privatisations grandissantes et les politiques libérales d’un gouvernement de droite, le mouvement social, avec les syndicats en tête, a lancé une vaste Campagne pour l’État-providence. « Nous avons adopté une position de principe contre la privatisation et le recours à l’appel d’offre, tout en approuvant la réorganisation et le développement des services publics selon nos propres principes, et au sein du secteur public », affirme Asbjorn Wahl, le coordinateur national de la campagne.

Cette campagne a donné d’impressionnants résultats : « Nous avons pu changer l’opinion publique, favorable à environ 50 % à la privatisation vers le milieu des années 1990, puis se prononçant contre à 70 % dans les sondages d’opinion quelque temps avant les élections de 2005. [1] » Le Parti travailliste, réorienté à gauche à la suite de ce changement, a pris le pouvoir et mis en place les mesures souhaitées par les groupes impliqués dans la campagne. Inutile d’ajouter que le mode d’opération adopté, limitant les appels d’offres et la privatisation, n’est pas très propice au développement de la corruption.

Certes, la corruption est un phénomène très complexe. Même dans le meilleur des mondes, avec le meilleur système qui soit, il y aura toujours des fraudeurs, des individus sans scrupules qui essaieront de tout ramener à leur avantage. Notre tâche est de limiter autant que possible leur champ d’action. Avec les politiques libre-échangistes de nos gouvernements, il semble que nous n’y arriverons pas.

La commission Charbonneau est un remarquable pas en avant : dans combien de pays où la corruption règne, ce genre de nettoyage est-il parfaitement inconcevable ? Souhaitons maintenant que nos élus en retiennent la leçon et exigeons d’eux des mesures nécessaires pour éviter les rechutes. Il faut qu’un vaste mouvement social se mette en place afin que soient pris les bons choix pour régler le problème de façon durable.

NOTES

[1] Asbjorn Wahl, La méthode norvégienne : la politique d’alliances et des expériences de lutte contre le néolibéralisme, Europe solidaire sans frontière, 25 mai 2007. http://www.europe-solidaire.org/

Source : Claude Vaillancourt, Revue À bâbord !, no. 47, décembre 2012/janvier 2013.
http://www.ababord.org/spip.php?article1597

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